LA FICELLE (1883) - Maupassant

    Sur toutes les routes autour de Goderville, les paysans et leurs femmes s'en venaient vers le bourg, car c'était jour de marché. Les mâles allaient, à pas tranquilles, tout le corps en avant à chaque mouvement de leurs longues jambes torses, déformées par les rudes travaux, par la pesée sur la charrue qui fait en même temps monter l'épaule gauche et dévier la taille, par le fauchage des blés qui fait écarter les genoux pour prendre un aplomb solide, par toutes les besognes lentes et pénibles de la campagne. Leur blouse bleue, empesée, brillante, comme vernie, ornée au col et aux poignets d'un petit dessin de fil blanc, gonflée autour de leur torse osseux, semblait un ballon prêt à s'envoler, d'où sortait une tête, deux bras et deux pieds.
    Les uns tiraient au bout d'une corde une vache, un veau. Et leurs femmes, derrière l'animal, lui fouettaient les reins d'une branche encore garnie de feuilles, pour hâter sa marche. Elles portaient au bras de larges paniers d'où sortaient des têtes de poulets par-ci, des têtes de canards par-là. Et elles marchaient d'un pas plus court et plus vif que leurs hommes, la taille sèche, droite et drapée dans un petit châle étriqué, épinglé sur leur poitrine plate, la tête enveloppée d'un linge blanc collé sur les cheveux et surmontée d'un bonnet.
    Puis un char à bancs passait, au trot saccadé d'un bidet, secouant étrangement deux hommes assis côte à côte et une femme dans le fond du véhicule, dont elle tenait le bord pour atténuer les durs cahots.
    Sur la place de Goderville, c'était une foule, une cohue d'humains et de bêtes mélangés. Les cornes des bœufs, les hauts chapeaux à longs poils des paysans riches et les coiffes des paysannes émergeaient à la surface de l'assemblée. Et les voix criardes, aiguës, glapissantes, formaient une clameur continue et sauvage que dominait parfois un grand éclat poussé par la robuste poitrine d'un campagnard en gaieté, ou le long meuglement d'une vache attachée au mur d'une maison. Tout cela sentait l'étable, le lait et le fumier, le foin et la sueur, dégageait cette saveur aigre, affreuse, humaine et bestiale, particulière aux gens des champs.
    Maître Hauchecorne, de Bréauté, venait d'arriver à Goderville, et il se dirigeait vers la place, quand il aperçut par terre un petit bout de ficelle. Maître Hauchecorne, économe en vrai Normand, pensa que tout était bon à ramasser qui peut servir ; et il se baissa péniblement, car il souffrait de rhumatismes. Il prit par terre le morceau de corde mince, et il se disposait à le rouler avec soin, quand il remarqua, sur le seuil de sa porte, maître Malandain, le bourrelier, qui le regardait. Ils avaient eu des affaires ensemble au sujet d'un licol, autrefois, et ils étaient restés fâchés, étant rancuniers tout deux. Maître Hauchecorne fut pris d'une sorte de honte d'être vu ainsi par son ennemi, cherchant dans la crotte un bout de ficelle. Il cacha brusquement sa trouvaille sous sa blouse, puis dans la poche de sa culotte ; puis il fit semblant de chercher encore par terre quelque chose qu'il ne trouvait point, et il s'en alla vers le marché, la tête en avant, courbé en deux par ses douleurs.
    Il se perdit aussitôt dans la foule criarde et lente, agitée par les interminables marchandages. Les paysans tâtaient les vaches, s'en allaient, revenaient, perplexes, toujours dans la crainte d'être mis dedans, n'osant jamais se décider, épiant l'œil du vendeur, cherchant sans fin à découvrir la ruse de l'homme et le défaut de la bête.
    Les femmes, ayant posé à leurs pieds leurs grands paniers, en avaient tiré leurs volailles qui gisaient par terre, liées par les pattes, l'œil effaré, la crête écarlate. Elles écoutaient les propositions, maintenaient leurs prix, l'air sec, le visage impassible, ou bien tout à coup, se décidant au rabais proposé, criaient au client qui s'éloignait lentement : - C'est dit, maît'Anthime. J'vous l'donne. Puis peu à peu, la place se dépeupla et l'angélus sonnant midi, ceux qui demeuraient trop loin se répandirent dans les auberges.
    Chez Jourdain, la grande salle était pleine de mangeurs, comme la vaste cour était pleine de véhicules de toute race, charrettes, cabriolets, chars à bancs, tilbury, carrioles innommables, jaunes de crotte, déformées, rapiécées, levant au ciel, comme deux bras, leurs brancards, ou bien le nez par terre et le derrière en l'air.
    Tout contre les dîneurs attablés, l'immense cheminée, pleine de flamme claire, jetait une chaleur vive dans le dos de la rangée de droite. Trois broches tournaient, chargées de poulets, de pigeons et de gigots ; et une délectable odeur de viande rôtie et de jus ruisselant sur la peau rissolée, s'envolait de l'âtre, allumait les gaietés, mouillait les bouches.
    Toute l'aristocratie de la charrue mangeait là, chez maît'Jourdain, aubergiste et maquignon, un malin qui avait des écus. Les plats passaient, se vidaient comme les brocs de cidre jaune. Chacun racontait ses affaires, ses achats et ses ventes. On prenait des nouvelles des récoltes. Le temps était bon pour les verts, mais un peu mucre pour les blés.
    Tout à coup le tambour roula, dans la cour, devant la maison. Tout le monde aussitôt fut debout, sauf quelques indifférents, et on courut à la porte, aux fenêtres, la bouche encore pleine et la serviette à la main.
    Après qu'il eut terminé son roulement, le crieur public lança d'une voix saccadée, scandant ses phrases à contretemps : - Il est fait assavoir aux habitants de Goderville, et en général à toutes les personnes présentes au marché, qu'il a été perdu ce matin, sur la route de Beuzeville, entre neuf heures et dix heures, un portefeuille en cuir noir contenant cinq cents francs et des papiers d'affaires. On est prié de le rapporter à la mairie, incontinent, ou chez maître Fortuné Houlbrèque, de Manerville. Il y aura vingt francs de récompense.
    Puis l'homme s'en alla. On entendit encore une fois au loin les battements sourds de l'instrument et la voix affaiblie du crieur.
    Alors on se mit à parler de cet événement, en énumérant les chances qu'avait maître Houlbrèque de retrouver ou de ne pas retrouver son portefeuille. Et le repas s'acheva.
    On finissait le café, quand le brigadier de gendarmerie parut sur le seuil.
    Il demanda :
    - Maître Hauchecorne, de Bréauté, est-il ici ?
    Maître Hauchecorne, assis à l'autre bout de la table, répondit :
    - Me v'là.
    Et le brigadier reprit :
    - Maître Hauchecorne, voulez-vous avoir la complaisance de m'accompagner à la mairie ? M. le maire voudrait vous parler.
    Le paysan, surpris, inquiet, avala d'un coup son petit verre, se leva et, plus courbé encore que le matin, car les premiers pas après chaque repos étaient particulièrement difficiles, il se mit en route en répétant:
    - Me v'là, me v'là
    Et il suivit le brigadier.
    Le maire l'attendait, assis dans un fauteuil. C'était le notaire de l'endroit, homme gros, grave, à phrases pompeuses.
    - Maître Hauchecorne, dit-il, on vous a vu ce matin ramasser, sur la route de Beuzeville, le portefeuille perdu par maître Houlbrèque, de Manerville.
    Le campagnard, interdit, regardait le maire, apeuré déjà par ce soupçon qui pesait sur lui, sans qu'il comprît pourquoi.
    - Mé, mé, j'ai ramassé çu portafeuille ?
    - Oui, vous-même.
    - Parole d'honneur, j'n'en ai seulement point eu connaissance.
    - On vous a vu.
    - On m'a vu, mé ? Qui ça qui m'a vu ?
    - M. Malandain, le bourrelier.
    Alors le vieux se rappela, comprit et, rougissant de colère.
    - Ah ! i m'a vu, çu manant ! I m'a vu ramasser ct'e ficelle-là, tenez, m'sieu le Maire.
    Et fouillant au fond de sa poche, il en retira le petit bout de corde.
    Mais le maire, incrédule, remuait la tête :
    - Vous ne me ferez pas accroire, maître Hauchecorne, que M. Malandain, qui est un homme digne de foi, a pris ce fil pour un portefeuille ?
    Le paysan, furieux, leva la main, cracha de côté pour attester son honneur, répétant :
    - C'est pourtant la vérité du bon Dieu, la sainte vérité, m'sieu le Maire. Là sur mon âme et mon salut, je l'répète.
    Le maire reprit :
    - Après avoir ramassé l'objet, vous avez même encore cherché longtemps dans la boue si quelque pièce de monnaie ne s'en était pas échappée.
    Le bonhomme suffoquait d'indignation et de peur.
    - Si on peut dire !... si on peut dire !...des menteries comme ça pour dénaturer un honnête homme ! Si on peut dire !...
    Il eut beau protester, on ne le crut pas.
    Il fut confronté avec M. Malandain, qui répéta et soutint son affirmation. Ils s'injurièrent une heure durant. On fouilla, sur sa demande, maître Hauchecorne. On ne trouva rien sur lui.
    Enfin le maire, fort perplexe, le renvoya, en le prévenant qu'il allait aviser le parquet et demander des ordres.
    La nouvelle s'était répandue. A sa sortie de la mairie, le vieux fut entouré, interrogé avec une curiosité sérieuse et goguenarde, mais où n'entrait aucune indignation. Et il se mit à raconter l'histoire de la ficelle. On ne le crut pas. On riait.
    Il allait, arrêté par tous, arrêtant ses connaissances, recommençant sans fin son récit et ses protestations, montrant ses poches retournées, pour prouver qu'il n'avait rien.
    On lui disait :
    - Vieux malin, va !
    Et il se fâchait, s'exaspérant, enfiévré, désolé de n'être pas cru, ne sachant que faire, et contant toujours son histoire.
    La nuit vient; Il fallait partir. Il se mit en route avec trois voisins à qui il montra la place où il avait ramassé le bout de corde ; et tout le long du chemin il parla de son aventure.
    Le soir, il fit une tournée dans le village de Bréauté, afin de la dire à tout le monde. Il ne rencontra que des incrédules.
    Il en fut malade toute la nuit.
    Le lendemain, vers une heure de l'après-midi, Marius Paumelle, valet de ferme de maître Breton, cultivateur à Ymauville, rendait le portefeuille et son contenu à maître Houlbrèque, de Manerville. Cet homme prétendait avoir en effet trouvé l'objet sur la route ; mais ne sachant pas lire, il l'avait rapporté à la maison et donné à son patron.
    La nouvelle se répandit aux environs. Maître Hauchecorne en fut informé. Il se mit aussitôt en tournée et commença à narrer son histoire complétée du dénouement. Il triomphait.
    - C'qui m'faisait deuil, disait-il, c'est point tant la chose, comprenez-vous ; mais c'est la menterie. Y a rien qui vous nuit comme d'être en réprobation pour une menterie.
    Tout le jour il parlait de son aventure, il la contait sur les routes aux gens qui passaient, au cabaret aux gens qui buvaient, à la sortie de l'église le dimanche suivant. Il arrêtait des inconnus pour la leur dire. Maintenant il était tranquille, et pourtant quelque chose le gênait sans qu'il sût au juste ce que c'était. On avait l'air de plaisanter en l'écoutant. On ne paraissait pas convaincu. Il lui semblait sentir des propos derrière son dos.
    Le mardi de l'autre semaine, il se rendit au marché de Goderville, uniquement poussé par le besoin de conter son cas. Malandain, debout sur sa porte, se mit à rire en le voyant passer. Pourquoi ?
    Il aborda un fermier de Criquetot, qui ne le laissa pas achever et, lui jetant une tape dans le creux de son ventre, lui cria par la figure : "Gros malin, va!" Puis lui tourna les talons.
    Maître Hauchecorne demeura interdit et de plus en plus inquiet. Pourquoi l'avait-on appelé "gros malin" ?
    Quand il fut assis à table, dans l'auberge de Jourdain, il se remit à expliquer l'affaire. Un maquignon de Montivilliers lui cria :
    - Allons, allons, vieille pratique, je la connais, ta ficelle !
    Hauchecorne balbutia :
    - Puisqu'on l'a retrouvé çu portafeuille ?
    Mais l'autre reprit :
    - Tais-toi, mon pé, y en a qui trouve et y en a un qui r'porte. Ni vu ni connu, je t'embrouille !
    Le paysan resta suffoqué. Il comprenait enfin. On l'accusait d'avoir fait reporter le portefeuille par un compère, par un complice.
    Il voulut protester. Toute la table se mit à rire.
    Il ne put achever son dîner et s'en alla, au milieu des moqueries.
    Il rentra chez lui, honteux et indigné, étranglé par la colère, par la confusion, d'autant plus atterré qu'il était capable, avec sa finauderie de Normand, de faire ce dont on l'accusait, et même de s'en vanter comme d'un bon tour. Son innocence lui apparaissait confusément comme impossible à prouver, sa malice étant connue. Et il se sentait frappé au cœur par l'injustice du soupçon.
    Alors il recommença à conter l'aventure, en allongeant chaque jour son récit, ajoutant chaque fois des raisons nouvelles, des protestations plus énergiques, des serments plus solennels qu'il imaginait, qu'il préparait dans ses heures de solitude, l'esprit uniquement occupé par l'histoire de la ficelle; On le croyait d'autant moins que sa défense était plus compliquée et son argumentation plus subtile.
    - Ca, c'est des raisons d'menteux, disait-on derrière son dos.
    Il le sentait, se rongeait les sangs, s'épuisait en efforts inutiles.
    Il dépérissait à vue d'œil.
    Les plaisants maintenant lui faisaient conter "la Ficelle" pour s'amuser, comme on fait conter sa bataille au soldat qui a fait campagne. Son esprit, atteint à fond, s'affaiblissait.
    Vers la fin de décembre, il s'alita.
    Il mourut dans les premiers jours de janvier et, dans le délire de l'agonie, il attestait son innocence, répétant :
    - Une 'tite ficelle ...une 'tite ficelle ... t'nez, la voilà, m'sieu le Maire.

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QUESTIONNAIRE

Episode 1 : Description initiale : caractérisez la campagne normande de Goderville
Episode 2 : Expliquez quel est l'élément déclencheur du conflit entre 2 hommes (nommez-les)
Episode 3 : caractérisez l'ambiance qui règne au marché et dans l'auberge de Jourdain
Episode 4 : Elément perturbateur du "tambour", suivi du "brigadier" : expliquez
Episode 5 : quel dialogue s'installe entre deux accusateurs et un accusé ? à quel sujet ? quel est le témoin oculaire ?
Episode 6 : quel est le résultat de la confrontation (entre qui et qui) ?
Episode 7 : Hauchecorne "ne rencontra que des incrédules" : expliquez son problème, par rapport à la foule des paysans
Episode 8 : Pourquoi, le lendemain, ce que fait Marius Paumelle devrait mettre fin à l'histoire ?
Episode 9 : Comment s'explique la persistance de l'incrédulité générale ?
Episode 10 : Comment s'explique la mort précipitée du protagoniste ?  

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Sujet de dissertation : Comment interagissent le psychique (individuel) et le social (collectif) dans La Ficelle ?

Le psychique et le social sont une composante incontournable de tout récit traditionnel, surtout s'il est réaliste. Le réalisme est perçu par ses pionniers même comme étant moins une représentation de la vie triviale qu'une reproduction qui condense les événements pour rendre compte de la réalité sociale et individuelle de la France de la deuxième moitié du XIXe siècle. Dans la préface de Pierre et Jean, Maupassant affirme: « le réaliste, s'il est un artiste, cherchera non à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision la plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.» Et que peut être cette vision la plus complète sinon que le réseau de relations sociales et les dimensions psychologiques des personnages.

La question du psychique et du social s'impose alors, et pour l'analyser il faut d'abord voir la relation qui les régit. D'un côté elles s'opposent par le fait que souvent le social influence et marque le psychique comme il peut le déterminer et le façonner de manière fatale. D'un autre côté elles se complètent dans la mesure où le social n'est autre qu'un ensemble de psychologies - une psychologie de groupe - qui entretiennent des relations entre elles.

Le récit réaliste concilie toutes ces contradictions dans la mesure où il tend à rendre compte à la fois de la réalité sociale et du comportement individuel.

Ainsi, dans La Ficelle de Guy de Maupassant, il est à noter que le social englobe essentiellement les relations entre les habitants de Goderville alors que le psychique est exclusivement matérialisé dans le drame intérieur du personnage central qu'est Maître Hauchecorne. La question qui s'impose alors est de savoir comment le drame intérieur du une psychologie du protagoniste se met au service d'une satire sociale ? 


I- Le psychique fondu dans le social ou l'absence de l'individualité

Ce qui frappe c'est la dominance du collectif au préjudice de l'individuel. La voix qui règne est une voix anonyme, collective ; de là la dominance du pronom "on" et de cette "foule criarde et lente". La voix d'une société moutonnière qui sombre dans la routine des actions quotidiennes, de la répétition inconsciente, dans un espace public qui en dit long.

La caractéristique commune aux espaces où meuvent ces personnages est essentiellement le fait qu'ils sont des lieux de rituel ; des lieux qu'on visite de manière périodique. Dès la première phrase, cette habitude est perçue de manière ironique comme l'unique motivation des personnages : «les paysans et leurs femmes s'en venait car c'était jour de marché». L'expression de cause pose ici l'habitude d'aller au marché comme un argument d'autorité qui justifie les mouvements des paysans. D'autant plus qu'il s'agit ici moins de quelques paysans mais plutôt de tous «les paysans et leurs femmes». L'habitude est à cet égard une raison suprême qui frôle le sacré : tout le monde s'y plie, hommes, femmes et enfants.

La vie des personnages est organisée par le retour de rendez-vous périodiques : Maître Hauchecorne pour se justifier attendait ces rendez-vous comme étant les seuls moments d'existence effective de ces habitants : «le mardi jour de marché», «la sortie de l'église le dimanche», etc.

Le «marché», «la place de Goderville», «l'auberge» sont des lieux banals, populaires, dénué de tout intérêt intellectuel. Ce sont des lieux où les personnages cherchent à satisfaire des besoins élémentaires de survie, ou encore des lieux qui sollicitent la foi et le cœur des hommes et non leur raison comme «l'église» par exemple. Ainsi, se déroulant dans un espace coutumier et marqué par l'irrationnel, les personnages se prêtent à subir un traitement à plusieurs égards péjoratifs.

Les personnages, à plusieurs reprises, sont comparés tantôt de manière implicite tantôt de manière explicite à des bêtes effacés et dilués dans l'esprit de troupeau. Ces comparaisons sont générées par l'aspect physique des habitants de Goderville qui à force de cohabiter avec ces animaux domestiques et de travailler comme des bêtes de somme finissent par leur ressembler par contamination. Les exemples sont multiples à cet égards et on peut citer à titre d'exemple: «les mâles», «une cohue d'humains et de bêtes mélangés», aussi faut-il signaler la comparaison entre «les cornes des bêtes» et «les hauts chapeaux à longs poils des paysans» et la présence du jeu de mots dans le nom même du personnage principal qui "hoche" sa "corne".

La similitude entre l'homme et la bête dans la nouvelle en étude ne concerne pas uniquement l'aspect physique et les traits extérieurs. De fait l'analogie est sensiblement visible dans les comportements même des personnages qui ne manifestent aucun sentiment humain tout au long de l'histoire. Ils représentent des entités vivant en groupe mais chacun ne pensant qu'à son intérêt propre. Ainsi au marché c'est la malice et la méfiance à la manière d'une bête effrayée qui guette sa proie, ou qui craint une autre rapace, qui caractérise les paysans, et à l'auberge c'est plutôt le désir dans son état le plus primitif et le plus sauvage puisque la vue de la nourriture «allumait les gaietés et mouillait les bouches».

En somme l'animalisation des personnages est justifiée à la fois par le profil physique et psychologique de ceux-ci. Et par cette animalisation même l'individualité se trouve tellement négligée au profit de la collectivité qu'on peut parler d'une tyrannie du social sur l'individuel.

Dépourvus de tout sentiment humain, les personnages dans ce texte s'opposent à l'épanouissement de l'être individuel. Ils constituent ainsi un groupe de gens identiques, semblables, unis non pour un intérêt commun mais unis par leurs vices communs.

En effet le texte rend compte de cette réalité par l'usage intense des pluriels. «Les paysans», «les dîneurs», «les plaisants»… sont autant de périphrases pour désigner les habitants de Goderville. L'abondance du pluriel est significative dans la mesure où le texte donne moins des voix d'individus mais la voix d'une collectivité qui parfois prend la forme d'un anonymat : «on avait l'air», «on paraissait»…. Cet anonymat parait comme la voix d'une société qui à force de stagner s'amuse dans les curiosités banales et les préoccupations mesquines.

 "Tout le monde aussitôt fut debout, sauf quelques indifférents, et on courut à la porte, aux fenêtres, la bouche encore pleine et la serviette à la main. Après qu'il eut terminé son roulement, le crieur public... La nouvelle s'était répandue. A sa sortie de la mairie, le vieux fut entouré, interrogé avec une curiosité sérieuse et goguenarde, mais où n'entrait aucune indignation. Et il se mit à raconter l'histoire de la ficelle. On ne le crut pas. On riait. Il allait, arrêté par tous..."


II- Le drame intérieur au service de la satire sociale

Le social connaît une extension extraordinaire et qui se fait aux dépens du psychique dans la nouvelle. Ce dernier incarné par le protagoniste Hauchecorne subit les interventions de la société au point que c'est de cette tension que naissent toutes les péripéties de l'histoire.

Le psychique est présenté en tant que victime dont le social constitue le bourreau. En effet tous les malheurs du personnage lui sont imposés par les autres. Les préjugés sociaux poursuivent le personnage : "Un maquignon de Montivilliers lui cria : - Allons, allons, vieille pratique, je la connais, ta ficelle !   Hauchecorne balbutia : - Puisqu'on l'a retrouvé çu portafeuille ? Mais l'autre reprit : - Tais-toi, mon pé, y en a qui trouve et y en a un qui r'porte. Ni vu ni connu, je t'embrouille ! Le paysan resta suffoqué. Il comprenait enfin. On l'accusait d'avoir fait reporter le portefeuille par un compère, par un complice. Il voulut protester. Toute la table se mit à rire." et le menacent dans son équilibre intérieur même : il finit par succomber dans l'amertume d'être sauvagement incompris.

Le drame intérieur n'est pas une fin en soi et le texte ne se veut surtout pas un drame larmoyant; il est prétexte d'une implicite - et une virulente - satire sociale. Les malheurs du personnage par leur gratuité et leur absurdité même reflètent en les grandissant les travers d'un social cruel. Ainsi l'avarice, la curiosité, la méfiance, l'incrédulité, le mensonge, la médisance et l'indiscrétion sont plus que des erreurs humaines : des vices homicides puisqu'elles finissent par assassiner le protagoniste.

L'absence d'intimité privée est l'une des spécificités de la société peinte dans la nouvelle. En effet aucune limite; aucune frontière ne sépare les personnages chacun de l'autre : tout le monde y sait tout à propos de tout le monde. C'est une société fermée sur elle-même certes, mais ouverte de l'intérieur de sorte que les intimités ne sont plus étanches. Les personnages se permettent de regarder chez les autres sans soucis ni scrupules. Pas de vie privée dans cette communauté paysanne.

Les personnages sont d'une curiosité telle que personne n'est libre de rien faire sans courir le risque de constater que son acte est immédiatement rendu public. Deux épisodes illustrent parfaitement le goût pour ce vice : d'abord quand Hauchecorne trouve le bout de ficelle et qu'il constate qu'il est épié par maître Malandin chose qui le pousse à faire mille gestes ridicules et inutiles pour dissimuler «sa trouvaille». Ensuite quand il sort de la mairie et qu'il se trouve «entouré, interrogé avec une curiosité sérieuse et goguenarde». La curiosité est loin d'être un vice pour la société de Goderville, c'est plutôt une occupation quotidienne pour une société figée dans la platitude de la routine. Cependant la curiosité s'avère non comme une simple violation de la vie privée mais comme un acte criminel qui entrave la liberté individuelle et qui gêne le personnage dans son équilibre intérieur.

Le psychique est la première victime de l'indiscrétion sociale. De fait le personnage éprouve un sentiment de mal-être à cause des interventions réitérées du social. Le psychique alors se perd entre la satisfaction de ses propres désirs ou se plier aux exigences aveugles des préjugés sociaux, pour se sentir intégré à une communauté. Quand Hauchecorne s'aperçoit qu'il est «vu par son ennemi», il a instinctivement besoin de dissimuler son mouvement qu'il sait non accepté par la société. D'où sa "honte". Le social est de ce fait un obstacle qui s'oppose à la liberté du psychique, une sorte de censure qui contrôle les comportements du protagoniste. 

L'indiscrétion est aussi un passe temps et un amusement pour un groupe social qui vit dans la monotonie. Elle constitue le moyen d'arracher les gens de leurs occupations répétitives de pauvres paysans. L'interrogatoire subi par le protagoniste à la mairie est un événement rare susceptible de les amuser, c'est leur théâtre à eux! Ceci est corroboré aussi par la méfiance obstinée qu'ils affichent contre le héros quand bien même son innocence devient évidente. Cet entêtement ne peut s'expliquer que par le fait qu'on est face à un social qui s'accroche à un amusement maladif puisqu'il repose sur la torture psychique du personnage central. Cette inclination à la jouissance sadique s'oppose à la liberté individuelle dans la mesure où le protagoniste est obligé de rester dans le cercle obscur de la routine, il doit s'effacer pour être tranquille ; une fois il commet l'erreur de paraître en scène, il se trouve condamné à perpétuité pour vol.

La relation entre le psychique et le social étonne par l'aspect exclusivement conflictuel qu'elle présente le long de la nouvelle. Les réactions des personnages anonymes au marché sont très significatives. Elles montrent des individus attentifs, méfiants à l'égard de tout le monde, et voyant partout «des ruses» et des «défauts». L'autre est donc toujours perçu en tant qu'ennemi ou du moins comme source probable de mal.

La relation de conflit qui unit les personnages n'est pas incidente ni accidentelle, elle n'est pas un phénomène singulier et passager non plus. C'est une réalité permanente et une caractéristique intrinsèque à cette collectivité, il parait même que sans conflits la société de Goderville cesserait d'être ce qu'elle est. La pérennité de ce conflit est assurée par l'esprit de la vendetta qui anime cette société. En effet la nouvelle présente la société dans un quotidien répétitif sans aucune indication de ce qui pourrait constituer un passé commun à ces gens là. La seule exception en fait est celle où le narrateur précise que Hauchecorne et Malandain ont eu des affaires antérieures. La tension entre les personnages est de ce fait un processus interminable d'action et de réaction qui tourne dans un cercle vicieux. La preuve en est que le soupçon de Hauchecorne est rapidement confirmé et Malandain se venge en le dénonçant à la mairie. Cependant cet esprit de la vendetta suppose le recours à des moyens peu légaux, parfois ces moyens criminels comme c'est la cas du mensonge.

La souffrance du psychique n'est pas due à la seule tension qu'exerce sur lui le social, parfois elle est due au sentiment de désespoir total suite à une injustice sociale. En effet le drame du personnage principal atteint son summum à cause non pas du conflit mais du mensonge qui l'accuse faussement du vol. le protagoniste est de ce fait conscient du coup fatal qu'on parte ainsi à son psychisme, il le dit d'une manière on ne peut plus claire : «c'qui me fait deuil, disait il, c'est point tant la chose, comprenez-vous mais c'est la menterie. Y a rien qui vous nuit d'être en réprobation pour une menterie». Hauchecorne est donc lucide à ce sujet : la vengeance est chose ordinaire mais le mensonge est un acte surprenant qui aggrave davantage sa souffrance et qui le met définitivement en porte-à-faux par rapport à la société.

En somme la tyrannie du social dans la nouvelle atteint son apogée au point de faire subir au protagoniste un véritable drame intérieur. La relation entre l'individu et les autres devient une relation d'antagonisme et de conflit. Cependant le psychique triomphe par sa défaite même : ses souffrances stigmatisent les travers de la société qui e sont la cause.


III- Le récit au secours du psychique

En dépit de la torture psychique qu'exerce le social sur le protagoniste, ce dernier gagne la sympathie du narrateur et du lecteur, qui a pitié de l'injustice sociale qu'il subit. 

Le personnage est présenté faible, dépouillé de tout secours qui puisse faire autorité face à la tyrannie sociale. Son unique soutient s'avère être en effet le récit. Il y recourt de manière presque systématique pour prouver son innocence et pour intégrer de nouveau le centre du groupe social ; cependant les opposants du personnages sont multiples : le maire, Malandain, le brigadier, les plaisants … sont autant de facteurs qui œuvrent pour la condamnation du personnage et son rejet du groupe social. Les adjuvants quant à aux sont rares : seul le récit de la ficelle trouvée s'offre à Hauchecorne à chaque fois qu'il est confronté aux scrupules de la société. A chaque fois qu'il est interrogé il n'a aucune alternative que de «raconter son histoire». À cet égard on peut citer le nombre important des occurrences qui font partie du domaine du récit et qui montre à quel point le protagoniste devient obsédé par le désir de se raconter pour se déculpabiliser. Citons à titre d'exemple : «contant toujours son histoire», «il parle de son aventure», «dire à tout le monde», «son aventure il la contait», «le besoin de conter son cas»,….. . Rejeté et banni donc du domaine social le personnage règne dans le domaine de la parole. 

Le récit acquiert donc le statut d'un pouvoir d'une ampleur telle qu'il peut contrebalancer tout le poids de l'injustice sociale. C'est un moyen d'auto-défense dont dispose le psychique et auquel il peut recourir dans les circonstances d'extrême besoin. Raconter est de ce fait une force qui naît quand échoue la communication avec les autres et qui va se renforçant de plus en plus au fur et à mesure que cette communication devient défectueuse. Le récit du personnage ne gagnait-il pas en ampleur à chaque fois qu'il est confronté à l'incrédulité des autres ? «Il recommença, en allongeant chaque jour son récit, ajoutant chaque fois des raisons nouvelles…». Comme une avalanche le récit avance en se renforçant de nouveaux détails et de nouvelles raisons au point qu'il éclipse toute les autres voix dans le texte qui ne font que répéter les mêmes propos inconscients et automatiques. Le récit de la ficelle est le seul récit capable de s'enrichir et qui par là même enrichit la nouvelle.

Le récit est de ce fait une revanche du psychique opprimé contre le social despotique. Si le social a droit de juger, le psychique détient celui de parler. Néanmoins le récit est d'un autre secours pour le protagoniste : la mort finale l'élève et condamne définitivement le social. Elle est la preuve de l'impossibilité pour le personnage d intégrer de nouveau une société barbare et sadique qui fonde ses opinions sur les préjugés et sur la rumeur. C'est une mort libératrice tant qu'elle libère le psychique de la torture que le social lui impose injustement. Loin de continuer le processus interminable de la vendetta, le protagoniste meurt, mettant ainsi fin au cycle fatal du mal. Sa mort est donc un ultime sacrifice, le refus de la continuation d'un mal social étouffant.

Le côté un peu poétique apparaît dans le retour du motif de la ficelle au moment de la mort. L'agonie n'est plus le dur moment où l'âme s'accroche en vain au corps, mais elle devient un moment qui consacre l'innocence du personnage. «Une 'tite ficelle….une ‘tite ficelle ….t'nez la voilà, m'sieu le maire» est le testament final d un psychique torturé au seuil de sa libération définitivement, ces propos sont une profession de foi, mais de foi en l'innocence refusé par la société. 


En conclusion, la nouvelle de Maupassant présente un protagoniste écrasé sous le poids d'un social injuste et dont les comportements s'apparentent plus à ceux de la bête que de l'homme. Le drame psychique du protagoniste sous l'emprise de la tyrannie social constitue une remise en cause des valeurs de toute une société traditionnelle sclérosée et presque primitive. La cupidité, la vengeance, la rumeur sont autant de traits stigmatisés de manière virulente dans ce texte. Cependant ne peut-on pas voir dans la poétisation finale du personnage un appel du romancier du XIXe siècle à la reconsidération de la relation entre l'individu et la société ?