La nuit de Kim Kardashian - Roman type docu-fiction (2019)


INCIPIT

À Beverly Hills, tout le monde se souvient de l’hiver 2007. Une rumeur dérange alors la tranquillité de ce quartier fortuné de Los Angeles. Un vent de gossip dans les palmiers, une brise sulfureuse, un ragot qui compromet la réputation des notables du coin. Kim, la fille de l’avocat d’affaires Robert Kardashian… Kim, dont la mère s’est remariée avec le champion olympique Bruce Jenner… Kim, la copine de Paris Hilton… Kim, la gentille gamine présente chaque dimanche à la messe, apparaîtrait nue dans une vidéo. Entièrement nue en compagnie d’un homme, Ray J, son ancien amant. Les paparazzi la suivent partout, ils ne lui posent qu’une seule question. A-t-elle tourné une sex tape ? Kim finit par avouer. Vivid Entertainment, une société de production spécialisée, annonce avoir dépensé un million de dollars pour obtenir les droits du film amateur, une trentaine de minutes de scènes pornographiques tournées en 2003. Leur source ? Ray J, selon certains ; Kris, la mère de Kim, pour d’autres. Ils nient tous les deux. Kim a d’abord menacé de porter plainte. Puis un arrangement financier a été trouvé entre les « acteurs » de l’indécent court-métrage et Vivid. La diffusion est autorisée. La vidéo, baptisée « Kim Kardashian : superstar », est même vendue en DVD. Quelques mois plus tard, quand le premier épisode de la téléréalité « L’incroyable famille Kardashian » passe sur la chaîne E !, Kim est déjà célèbre. Elle a été invitée dans une émission pour parler de la fameuse vidéo. Elle a expliqué n’avoir jamais voulu que ces images soient rendues publiques, elle a dit sa « honte ». Mais surtout, elle a annoncé le lancement du show familial… L’opération de communication est une réussite, voilà Kim blanchie. Ce soir-là, dans une chambre d’hôtel de Las Vegas, un homme la regarde à la télévision. Il s’appelle O.J. Simpson, il est sur le point d’être arrêté par la police pour la seconde fois. Il lâche devant son écran : « Je l’ai vue naître, celle-là… Sa carrière ne va pas aller bien loin. »


Aéroport de Los Angeles. Kim est assise en tailleur sur le sol, un cornet de glace vanille à la main. Elle porte un tee-shirt blanc. Autour d’elle, des voyageurs poussent des chariots de bagages : elle est inconnue. L’air sent le fast-food et la climatisation, le parfum de l’Amérique qu’elle s’apprête à quitter. C’est l’été de ses 15 ans, les Eagles l’emmènent en tournée. Une gamine et des rockeurs. Ils ont vendu 150 millions de disques, elle vient d’entrer au lycée. Avec eux, Kim va découvrir l’Europe et la renommée, les cris des fans et la tour Eiffel. Les scènes anglaises, allemandes, françaises, suédoises, norvégiennes, en coulisses avec son amie Allison, dont le père gère la carrière du groupe californien. Cet homme, Irving Azoff, un ami de la famille Kardashian, est l’un des patrons les plus puissants de l’industrie musicale : il défend les intérêts de Fleetwood Mac, Van Halen, Bon Jovi, Christina Aguilera. Il passe sa vie en concerts, avec son épouse Shelli et leurs enfants, dans l’entourage enfumé et hystérique de ses artistes, comme un cirque sur les routes du show business. Kim aime cette famille de voyageurs millionnaires où tout est plus fou et plus libre que chez elle. Auprès des Azoff, elle comprend que le divertissement est un métier et le succès, un privilège. En un été, elle se fait un shoot de célébrité, un rail de gloire et devient accro.


Le 5 juillet 1996, Kim et Allison entrent dans l’enceinte de la RDS Arena, un stade de la banlieue de Dublin. Les premiers accords de « Hotel California » emportent la foule, ces notes de 1976, hymne d’un temps révolu, d’une terre de soleil, de drogue et de musique. Les deux adolescentes passent la soirée et le mois qui suit à danser et à chanter des paroles que tous les Américains connaissent par cœur. « New Kid in Town », « Tequila Sunrise », « Take It Easy » : les Eagles alignent les tubes, riffs de guitares et harmonies vocales reprises en chœur. Kim observe, amusée, ces milliers d’Européens entonner des morceaux qui, dans son pays, passent en boucle à la radio. Après l’Irlande, leur avion s’envole pour Paris – le fromage et le luxe, dans l’esprit de Kim. La Californie semble loin dans les rues étroites de la capitale, c’est un dépaysement, pas encore un coup de foudre. Elle n’y reste pas. La tournée se poursuit en Angleterre après seulement quelques heures françaises. Les Eagles remplissent le stade de Wembley deux soirs de suite. Dans ses jeans troués aux genoux, Kim est assortie au style cool de Londres, bien plus qu’à la haute couture parisienne. Elle a des joues de petite fille, les formes d’une femme déjà, les cheveux longs, une moue boudeuse, du rouge à lèvres. Un nez encore légèrement busqué, une poitrine et un postérieur raisonnables. Entre deux âges et plusieurs époques, les années 1980, celles de ses parents ; les années 1990, l’enfance ; l’an 2000, bientôt. C’est le début de sa vie d’adulte et c’est la fin du rock, cette musique de mâles blancs au public vieillissant, le dernier râle des guitares, la berceuse d’une Amérique qui n’existe plus. Le rap a remporté la partie dans la rue, sur les ondes, dans les clips, à l’école et sur les podiums. La culture hip-hop se cherche des égéries, Kim attend son tour. Pour l’instant, l’adolescente lorgne sur des airs métissés, ceux qui passent dans les boîtes de nuit où elle rêve d’aller danser ; du funk, de la dance, des percussions et des arrangements électroniques. À Los Angeles, avec ses sœurs, elle a vu en concert le groupe portoricain Menudo et Earth, Wind and Fire, influencé par le Brésil, les Caraïbes, l’Afrique.


Le 16 juillet, elle arrive à Gand, où les Eagles poursuivent leur tour d’Europe. Rotterdam le lendemain, un saut de puce à Hambourg, puis Stockholm et Oslo. Kim s’amuse avec Allison, les guitares, les avions, les nuits blanches, elle est grisée… Être sur la route avec ces vieux aigles, c’est voyager dans le temps, vivre la folle jeunesse des « seventies », alors qu’elle est née en 1980. Des vacances rétro pendant lesquelles elle tient un journal de bord, le récit juvénile d’un mois à fredonner « such a lovely place, such a lovely face ». Elle colle sur les pages de son carnet des billets d’avion, des notes de restaurants et des autoportraits d’elle et Allison, qu’on n’appelle pas encore « selfies ». Aujourd’hui encore, elle garde ces images développées sur pellicule, les publie parfois sur les réseaux sociaux. Je les conserve sur le bureau de mon ordinateur, elles me rappellent le vrai visage de Kim, celui que je veux raconter. Ce sont les premières pierres de son édifice, le début de l’histoire, quand elle n’était qu’une lycéenne en uniforme bleu de la Marymount High School, l’école catholique de Sunset Boulevard. Des souvenirs qui sont les traces de sa vie d’avant, avant les drames, les meurtres et le grand procès, avant Paris Hilton et l’ecstasy, avant de se retrouver nue sur Internet, avant les millions de dollars...